Du 28 au 31 janvier 2015, l’Orchestre Pau Pays de Béarn a fait de la venue du violoniste prodige Nemanja Radulovic l’occasion d’un programme exceptionnel, auquel Eklektika consacre un dossier enthousiasmé.
Après le Concerto pour grosse caisse, magistralement interprété par le soliste Stéphane Garin au Palais Beaumont de Pau, venait le tour pour l’orchestre de se soumettre à la seule discipline de son chef attitré, Fayçal Karoui.
La modernité des suites N°1 et de 2 du Roméo et Juliette de Serge Prokofiev est au programme, de la mort de Tybalt chargée de percer toute réduction de cet amour à une bluette, à ce Roméo sur la tombe de Juliette, une marche funèbre hallucinée dont le public espérait ressentir l’âme.
Deux cymbales qui s’entrechoquent portent l’énergie d’une première confrontation, dans cette œuvre boudée à son époque par ses censeurs russes, lui reprochant un excès de changements rythmiques, et une trop grande difficulté pour les corps de danseurs à s’accorder avec les tremblements que la musique soulevait.
Le corps, c’est bien là le point à atteindre pour l’oeuvre, et Faycal sait qu’il ne pourra se contenter de la surveillance attentive des portées.
Lui le franco-tunisien connait le choc des origines et le poids des affrontements, depuis ces années toulousaines bardées de Prix internationaux, et celles à Pau, depuis 2001, où il n’a eu de cesse de troubler les cartes de la musique classique.
Qu’il opère dans les quartiers sensibles de sa ville d’adoption ; qu’il amène le violon là où ses occupants le vivent entouré de barreaux : l’homme a fait son choix de la tectonique des genres, pour peu qu’aucun de ses spectateurs ne puisse le regarder en doutant de sa sincérité.
Fayçal lance alors les cuivres de l’index, âpres et dissonants, à même de rejoindre l’assaut du déchirement des cordes, les Montaigu et les Capulet se regardent salement, il les convoque et les implore, à moins qu’il n’ait décidé de conjurer les affrontements des sangs.
Sombre et passionné, il offre son torse à ces archets qui rompent son équilibre, mais regrettent immédiatement leurs gestes, ils glissent vers plus de langueur, le chef d’orchestre jette ses bras devant ses musiciens, au-delà du temps, des hommes qui s’affrontent et des amours tombées.
Mais les violons reprennent leurs rythmes, il remonte ses épaules, sa baguette devient glaive qui pourfend l’air, qu’il connait par coeur.
Le terrible morceau du tombeau de Juliette se fait entendre, Roméo n’est plus seul devant le tombeau et la douleur, Fayçal cherche l’ouverture dans ce volcan de colère, la mort exige que le courage ne soit pas une simple notion de l’esprit.
Dans la salle, le pompier de service assiste au spectacle sans bouger, cette interprétation enflammée ne blessera que ceux qui ne croient pas à l’incarnation de la musique dans les chairs, et il n’y en a pas sur le plateau, ou dans le public.
Fayçal se tourne, les traits striés par l’effort, il règle les dernières mesures, sent le souffle de la libération.
Alors, l’on ne peut pas s’en empêcher, ce visage est identifiable, il renvoie à celui de Jacques Brel, cet homme de la Mancha qui avait lui aussi fait de son corps un instrument aussi important que sa voix.
Un mélange de gravité patente et de libération corporelle, une idée du recueillement offert à l’énergie, et d’intimidation lancée aux tremblements qui sont survenus, l’instant d’avant.
Sans atteindre la raison d’être sur une scène, étreindre Prokofiev et ressusciter Brel, au milieu des siens. Qui posent leurs instruments et saluent, à leur tour.
Dans l’embrasure d’une ouverture dissimulée au public, le jeune virtuose Nemanja Radulovic a sans doute dû apprécier.
L’instant d’entrer à son tour sur scène est proche, des murmures le précèdent.
A suivre vendredi sur Eklektika
Un soir avec Nemanja Radulovic [3/3] :
un ange noir, un violoniste divin
Musique ClassiqueOPPBPau
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